A trois jours des élections européennes, la commémoration des quatre-vingts ans du débarquement donne l'occasion au Conseil permanent de la Conférence des évêques de France (CEF) de s'interroger sur le devenir du continent.
Déclaration
du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France à
l’occasion de la commémoration des quatre-vingts ans du Débarquement
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Le 6 juin 1944, ils furent des dizaines de milliers de jeunes à débarquer sur les plages de Normandie sous le feu des troupes de l’Allemagne nazie. Ils venaient combattre pour que nous autres, pays de la vieille Europe, puissions à nouveau vivre libres. Ils débarquaient même avec l’espoir d’avancer assez vite pour épargner aux pays du Centre et l’Est de l’Europe de passer sous la domination soviétique. Ils venaient de tous les pays du monde.
Beaucoup sont morts, beaucoup ont été blessés ; beaucoup
sont sortis de cette guerre en portant des traumatismes dont peu ont
parlé, que nous connaissons mieux aujourd’hui mais auxquels, alors, on
n’a guère prêté attention. Nous sommes en dette, nous Européens, à
l’égard de ces hommes et de ces femmes.
Ils
n’étaient pas parfaits, ils n’étaient pas sans violences ni sans
préjugés. Les pays qui les envoyaient nous aider avaient leurs propres
intérêts. Contrairement aux nazis et aux soviétiques, cependant, ils ne
prétendaient pas instaurer un « homme nouveau », celui d’une race
dominante et pas davantage celui d’une pensée totalisante. Ils se
battaient pour que l’humanité soit faite d’êtres humains, tout
simplement, dans leur diversité, rendus capables de vivre, de sentir, de
partager, d’imaginer, de construire à hauteur d’hommes mais avec toute
l’énergie et l’inventivité dont l’humanité est capable.
A
ces combattants courageux, nous devons la liberté, la prospérité et la
paix dans lesquelles nous vivons en Europe occidentale. L’immense lutte
qu’ils ont menée a transformé l’ordre politique mondial, fait grandir
chez tous les peuples l’idée de libre détermination, d’égalité politique
et de liberté, entamé la fin des empires coloniaux. Nous leur devons
aussi la capacité où nous sommes de revoir notre histoire à la recherche
d’une plus haute conscience morale.
Certains
étaient Français et ont, avec les Résistants de l’intérieur, sauvé
l’honneur de notre pays ; quelques-uns étaient juifs ; ils voulaient
combattre pour arracher les leurs à la destruction dont l’ampleur allait
être encore découverte ; beaucoup étaient britanniques ou américains ou
canadiens ou australiens et beaucoup venaient des différents peuples de
ce que l’on appelait alors les empires coloniaux. Nombreux parmi les
combattants venus à notre secours étaient les musulmans, nombreux aussi
les hindous, nombreux les chrétiens de toutes confessions, d’autres
n’avaient pas de religion, voire se méfiaient de toute religion. A eux
tous, nous devons d’avoir pu construire un vaste espace de coopération,
de libre circulation des personnes et des biens, de prise en charge des
enjeux communs. Nous, Européens, plus que les autres peuples de la
terre, avons une dette à l’égard du monde entier.
En
ce 6 juin, nous en faisons mémoire avec gratitude, avec une infinie
reconnaissance. Nous pensons aux familles qui, ce jour-là et dans les
jours qui ont suivi, ont perdu l’un des leurs ; à celles dont un fils ou
un frère ou un fiancé a été blessé ou abîmé à jamais. Nous pensons
aussi aux civils de tous âges et conditions qui furent victimes des
bombardements et des combats, à ceux et celles dont les maisons et les
villages ou les quartiers furent détruits. Nous prions pour tous et pour
toutes avec conscience de la dette que nous avons à leur égard. Nous
prions unis, de toutes les confessions chrétiennes et en nous associant à
nos frères et sœurs de toutes religions.
Ce que nous faisons de notre continent se doit d’honorer ceux qui ont mis leur vie en jeu pour nous.
Nous
n’avons pas le droit de construire notre Europe comme un ensemble
d’États repliés sur leur identité, soucieux de leurs seuls intérêts,
alors que tant de fils de l’Amérique et de l’Océanie et l’Afrique se
sont battus pour que nous ne vivions pas sous le joug de l’idéologie,
celle de la race ou celle de la collectivisation.
Nous
n’avons pas le droit de négliger nos responsabilités à l’égard du monde
entier, alors que le monde entier s’est mobilisé pour nous permettre
d’être maîtres de notre destinée.
Quatre-vingts
ans après le débarquement en Normandie, où en sommes-nous ? Quelle
France voulons-nous être ? A quelle Europe voulons-nous participer ?
L’Europe
est une réalité reçue de la géographie et de l’histoire. Elle est aussi
un projet. L’Union européenne en est le moyen. Alors que nous nous
préparons à élire dimanche nos représentants au Parlement européen, ne
nous trompons pas de questions ni d’enjeux.
L’Union
européenne est bien sûr loin d’être parfaite. Beaucoup la vivent comme
une organisation sophistiquée, insensible à leurs besoins concrets,
imposant des normes abstraitement décidées. A beaucoup aussi, elle
paraît impuissante face aux crises de notre monde. Pourtant, elle a été
constituée comme une zone de libre circulation des personnes, des biens
et des idées, circulation dont quasiment tous bénéficient, notamment les
jeunes participant aux échanges Erasmus. L’Union européenne, seule,
constitue une part suffisante de l’humanité pour nous permettre de peser
ensemble sur les débats cruciaux de notre temps : la crise écologique,
la guerre en Ukraine et en Israël et Palestine, le développement des
pays les plus pauvres, le numérique et ses répercussions sur nos vies
humaines et sur nos libertés.
Nous, Européens, sommes responsables avec les autres de l’avenir de l’humanité.
Nous,
Européens, devons nous rendre capables des efforts nécessaires pour
permettre à l’humanité entière de traverser la crise écologique sans
conflits meurtriers et sans morts de millions d’êtres humains.
Nous,
Européens, devons soutenir la lutte de l’Ukraine pour ne pas permettre
que les droits légitimes des peuples se transforment en droits de
prédation et de conquête au profit d’une race, d’une ethnie, d’une
nation plus ou moins fantasmée, tentations à quoi nous avons si souvent
succombé. L’Europe des nations que nombre de citoyens européens
appellent de leurs vœux doit être une Europe de nations toutes ouvertes
au monde entier et attentives aux besoins et aux réalités des autres.
Sinon, elle ne sera qu’une illusion désespérante.
L’Union
européenne a été construite sur un choix spirituel : elle s’appuie sur
la décision de travailler à la réconciliation de peuples qui s’étaient
si souvent opposés au long des siècles. Les pères fondateurs ont voulu
que les pays européens unissent leurs ressources naturelles pour que ces
pays apprennent une interdépendance consentie.
Les
élections du 9 juin prochain seront un moment important. Mais notre
responsabilité à l’égard de l’Europe et du monde ne s’arrêtera pas à ce
jour-là.
Nous sommes des pays
vieillissants. Nous sommes des pays qui manquent d’espoir, où peu
nombreux, en tout cas à l’Ouest, sont celles et ceux qui affirmeraient
que leurs enfants vivront mieux qu’eux. Comment l’Union européenne
peut-elle nous aider encore davantage à faire émerger un projet national
qui donne le goût de vivre et la confiance nécessaires pour être
capables d’accueillir celles et ceux qui voudraient nous rejoindre ?
Nous
sommes des pays qui profitent déjà des bienfaits d’un marché commun et
d’une monnaie unique auxquels nous nous sommes tellement habitués.
Comment l’Union européenne peut-elle fortifier chacun de nos pays pour
qu’il sache s’abstenir des dettes qui seront le fardeau des générations
futures ?
Nous sommes des pays fracturés,
où l’écart grandit entre pauvres et riches. Nos pays souffrent aussi de
ce que chacun réclame toujours plus de droits et attend toujours moins
de l’amitié des autres. La dernière manifestation en est, en France, le
projet de loi sur la fin de vie. Quoi qu’on en dise, il prétend faire
accéder à un droit nouveau : celui de demander à la société de nous
autoriser à mourir plus vite ou de nous faire mourir. Comme si la
liberté n’était pas plutôt de pouvoir vivre et vivre jusqu’au bout en
étant soutenus, portant ensemble la douleur et la souffrance, entourés
d’amitié et d’affection. L’Union européenne peut-elle nous encourager à
organiser nos systèmes hospitaliers de manière renouvelée pour qu’ils
nous accompagnent au mieux dans la maladie et même dans la douleur ?
Nous
sommes des pays où la paix sociale est menacée par le terrorisme et
aussi par la drogue. L’aisance relative dans laquelle vivent beaucoup
n’empêche pas d’avoir à chercher dans un ailleurs dangereux une
excitation qui camoufle le peu de goût de vivre. Comment pouvons-nous
non pas seulement lutter contre les trafiquants de drogue, mais nous
aider à trouver dans l’intériorité, l’expérience de la beauté et de la
vérité l’intensité de la vie ? Les richesses culturelles de l’Europe qui
attirent le monde entier devraient nous être des ressources communes et
stimulantes.
Nous sommes des pays qui ont
contribué à la crise climatique. Nous avons ensemble une capacité de
transformation de nos modes de production et de consommation
considérable. L’Union européenne a émis un Pacte vert qui séduit
certains et en effraie d’autres. A cette échelle, nous devrions pouvoir
nous encourager à agir dans le sens le plus exigeant pour que notre
continent, qui a tant et tant profité du vaste monde, soit un acteur
premier d’une manière nouvelle d’être et d’avoir.
Quatre-vingts
ans après le débarquement, nous voudrions pouvoir nous réjouir sans
regret d’avoir organisé l’Europe en un continent dans la paix. Ces
dernières décennies, après la fin de l’Union soviétique et, tout
récemment, l’invasion redoublée de l’Ukraine, ont rappelé que les
intérêts, les besoins, les peurs pouvaient relancer la mécanique de la
guerre.
Ceux et celles qui sont venus nous
libérer il y a quatre-vingt ans, ne se seront pas battus en vain, ceux
et celles qui ont perdu la vie ou ont souffert des combats et de leurs
suites n’auront pas souffert en vain, si nous continuons à vouloir vivre
ensemble en nous appuyant sur la liberté de chacune et de chacun. Mais
la liberté est une capacité d’adhésion et non d’abord de refus ; elle
est une capacité de dire « oui » et de s’unir pour construire ce qui
sera le meilleur.
Puisse la mémoire du
débarquement en Normandie renouveler notre désir de servir une véritable
culture de la paix, bénéfique pour la France, pour l’Europe et pour le
monde. Puissent nos Églises et confessions chrétiennes servir avec
ardeur et intelligence cette culture de la paix !
Mgr Éric de Moulins-Beaufort, Président de la Conférence des évêques de France Mgr Dominique Blanchet, évêque de Créteil, Vice-président de la Conférence des évêques de France Mgr Vincent Jordy, archevêque de Tours, Vice-président de la Conférence des évêques de France S. Em. le Cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris Mgr Dominique Lebrun, archevêque de Rouen Mgr Sylvain Bataille, évêque de Saint-Étienne Mgr Pierre-Antoine Bozo, évêque de Limoges Mgr Alexandre Joly, évêque de Troyes Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre Déclaration du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France à l’occasion de la commémoration des quatre-vingts ans du Débarquement
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